C'est à propos de Léa, Alzheimer, nonagénaire, résidente en Ehpad.
La narratrice est sa fille. Elle va voir Léa, chaque mois si possible.
Après elle écrit.
Voici quelques fragments de ses notes.
Histoires à vivre encore debout
Fraîcheur.
Léa raconte, invente ces activités qui l'ont occupée tout le jour et celles qui l'attendent encore au coin du bois, du bosquet, du couloir, au coin du dédale de la mémoire - champ retourné où poussent encore les plantes variées de son intérieur. Certaines, improbables, d'autres retrouvées intactes, dans le désordre, mais toujurs reconnaissables...
alors nous nous réjouissons
elle est vivante
nous l'aidons à finir ses phrases
ça devient dur d'achever, fatigue, glissade des sens, des mots qui s'emmêlent et s'enchevêtrent,
ces signaux sonores conventionnels qu'elle révoque d'un geste élégant de la main
- enfin tu vois ce que je veux dire et après tout qu'est-ce que ça fait? disent le bras, le mouvement, dans l'air, dans l'espace, dans
(...)
Fanal
Parmi les résidents, il y a cet homme, il court après chacun pour vous serrer la main, la serre, ne vous regarde pas - impossible - tête courbée sur grand long corps effilé, passe vite au suivant, le rattrape par derrière, pressé
bonjour bonjour Madame
Je ne sais pas pourquoi j'ai tant de plaisir à lui répondre
bonjour bonjour Monsieur
peut-être son air d'allumeur de réverbère, tout droit sorti du livre de Saint-Exupéry et il poursuit poursuit l'enfilade du corridor, touchant les mains, rapide, affairé, tout à son étrange farandole
(...)
Filoche
Léa joue les escargots, elle se recroqueville haut dans la coquille, je ne la laisse pas vais la chercher, tout en haut du labyrinthe
Je pense au fil d'Ariane
les filles savent que rien n'est facilement donné
il faut s'asseoir aux pieds de la reine, se placer dans son champ de vision
Ma soeur et moi, nous le faisons, nous nous efforçons, nous remontons sa dure pente
et là nous trouvons le creux de son oreille, le doux de sa joue, le petit lointain mais encore perceptible pétillement de son regard
Je lui dis des mots bêtes, des milliards de fois passés de bouche en bouche et toujours là avec leur gros noeud rose ou rouge leur fleur à offrir leur secret désespoir
- Je me souvient de pois de senteur dans un petit vase en cristal, à une fête des Mères, j'avais dix, onze ans, je voulais tellement lui plaire, pourquoi étais-je si peu sûre -
et maintenant c'est terriblement facile
Je lui dis Je pense à toi tous les jours
et Léa qui semblait avoir perdu tout intérêt pour le langage articulé
soudain répond haut et clair
six syllabes tendres et rayonnantes
il y a donc encore des mots vifs et rouge rubis, qui passent le mur opaque de la désintégration,
flottent, pétales de fleur sans plus de fleur ?
cela me dépasse
(...)
Points de vue
Je porte mon pull à rayures arc-en-ciel
l'a tricoté avec les restes de pelote que Léa a laissés derrière elle
ciel mauve turquoise un rose un marine aussi
les couleurs vibrent
combien de milliers de milliards de mailles filés entre les mains de Léa
à présent son index hésitant se pose sur la laine
petite tête chercheuse
explore sur la pointe des pieds
ses yeux si étranges, vifs et pointus et comme insondables
qui ne cillent pas se posent et restent un temps sur mon visage
puis dans un murmure
dans un souffle de sa voix à peine audible
"... c'est joli, comme c'est joli ces fleurs"
(...)
Roue du temps
Léa bouleverse la chronologie aussi
Je lui donne la becquée - je décortique la génoise, repousse la couche de crème au beurre dévastatrice pour son foie, et en mère poule lui accorde ce qui ressemble à de la crème patissière
Léa mange sans souci
à la gracieuse
pas de bavure
je me sens à ma place
elle n'exprime rien
elle mastique elle absorbe
et je suis juste là
concentrée
bien viser
oui nous sommes à notre place
de chaque côté de la cuillère
on a juste inversé la pose et le temps.
(...)
Flag
Rentrée, fourbue, j'écrivais mon compte-rendu au fil sans fond de la tristesse.
J'avais laissé Léa endormie comme une noyée, je l'avais laissée derrière,
quelqu'un avait enlevé l'étiquette qui portait les trois lettres de son nom - L E A - sur la porte de sa chambre,
et c'était idiot, ce petit détail m'accablait
comme si cet anonymat offrait la preuve flagrante de mon délit d'abandon.
(...)
Je glisse
un oreiller sous la tête de Léa
je lisse ses cheveux, ces sortes de cheveux-duvet, à la fois doux et très secs et ultra-fins et bizarrement électrisés
ensuite accroupie au plus près d'elle
à veiller
sur Léa qui dort, très loin,
et lentement
très lentement
ses jambes se décrispent
et sa bouche
s'ouvre
(...)
Action
Dans la petite salle, celle où l'on met les plus fragiles.
Un grand bonhomme plein de bonne volonté a dans les mains, perplexe, une pile de verres en plastique qu'il contemple avec perplexité et murmure pour lui-même : "mais qu'est-ce que c'est... qu'est-ce que c'est?"
Voix de l'aide-soignante, douce, jeune : "Ce sont des verres, Monsieur D., il faut les mettre sur la table pour le déjeuner".
Euréka, il enclenche la vitesse, laisse derrière lui le point mort, interroge, soudain au fait de toute l'histoire : "et j'en mets combien par table?"
Bonheur.
Pendant ce temps, Léa est roulée en boule sur le sofa en plastique rouge, bloc d'angoisse, calée contre un immense chien en peluche, plus grand qu'elle, pour le réconfort...
(...)
Léa tout bas
La forme des mots, bien qu'indistincts à l'oreille,
presque intelligible il suffirait d'un rien
on est là
à l'orée
son esprit comme la mer
sous la surface
remués, en paquets, en vrac
- belles anémones, méduses mortes et vieux plastiques
autour
l'étrange château du Bois dormant
ça gueule ça et là mais assez peu finalement
surtout ça semble écrasé par le couvercle du temps
qui n'en finit pas de ne pas passer
A suivre...
(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)(...)